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Olivier Pierre Jozef et Florence Bonnefous, entretien sur l'exposition 'Tattoo Collection' pour le fanzine Agent Double #1, 2014

Pour Gilles Dusein

OPJ : Florence, peux-tu introduire le projet initial Air de Paris ? Comment la galerie s'est-elle créée ?

F : Elle s'est créée un peu par hasard quand j’ai rencontré Édouard Merino (ndlr: co-fondateur de la galerie) alors que l'on faisait un programme de troisième cycle, une formation de médiateur en art contemporain au Magasin, centre d'art contemporain de Grenoble. Nous avons été sélectionnés dans la même promotion en 1989, par Jacques Guillot qui était le fondateur du Magasin et de ce programme intitulé « l’Ecole » dont l'équivalent alors était le « Whitney Program » à New York. À la fin de cette année nous avons décidé de monter un projet ensemble parce que l'on s'entendait bien. Monter un projet à deux est revenu à ouvrir une galerie, on ne voyait pas vraiment autre chose à faire alors nous avons ouvert cet espace à Nice.

OPJ: Nice directement ? Pourquoi ce choix géographique ?

F : On a d'abord cherché et trouvé un local à Paris. La veille du jour de la signature du bail, où l'on devait apporter notre chèque de caution, nous avons dîné pour fêter ça. À la fin du dîner nous avons finalement décidé de nous éloigner du centre pour être plutôt à la périphérie. Et qu'est ce qu'il y a de mieux comme périphérie que le bord de mer ? Tout cela était facilité par le fait que les parents d'Édouard vivent à Monaco et que nous pouvions loger chez eux en attendant de trouver un espace à Nice. 

OPJ: La galerie s'appelle Air de Paris dès le départ ? Le nom est une référence, une anecdote particulière ?

F : Oui ça s'est appelé tout de suite Air de Paris. Une référence à Duchamp bien sûr. C'est également un jeu de mot sur le fait que c'est un endroit où l'on peut parier sur le futur, une aire de paris. 

OPJ: La galerie ouvre en 1990, un projet d'exposition intitulé « Tattoo Collection » naît un an plus tard. Quel est ce projet ?

F: Pareil, du hasard, des choses qui font ricochet. Quand nous étions au Magasin nous avons rencontré Lawrence Weiner et nous avons sympathisé avec lui. Puis un jour, ou plutôt une nuit, j'ai pensé au tatouage par rapport au 'statement' initial de Wiener, qu'une œuvre d'art peut être réalisée ou non, pour résumer sa démarche un peu grossièrement. J'ai d'abord pensé au tatouage non permanent en lui proposant de faire une édition de décalcomanies, des tatouages temporaires. Il faut savoir que Laurence Weiner et sa compagne depuis toujours, Alice, portent des alliances tatouées. Lawrence me répond qu'il adore l'idée de faire un tel projet et qu'effectivement l'intuition de faire le lien avec ce qui préside à toute son œuvre est juste. Par contre il trouve que le tatouage temporaire est une demi-mesure. Il me propose alors un projet de tatouage à condition que je me le fasse tatouer. 
Je me suis donc fait tatouer son projet dans le dos. C'est un tatouage qui dit « 1/2 Way To Heaven (&) Vers Les Étoiles * », dessiné à sa manière, avec des signes typographiques et des étoiles. L'étoile c'est un des premiers tatouages qui soit, celle du marin qui suit l’étoile du berger, un repère et un porte-bonheur.
Le tatouage a été fait le jour où nous inaugurions un projet de Weiner sur le toit d'un building à Monaco. C'était le premier chapitre d'un projet qui s'appelait 'Project for UFO', des expositions qui, à part si on emmenait les gens sur rendez-vous sur le toit de cet immeuble privé qui est un des plus haut de Monaco, n'étaient « visibles que par les extra-terrestres ». Je me suis retrouvée pendant ce vernissage sur ce toit devant la mer, l'horizon, tout ça, avec cette œuvre dans mon dos. En me déplaçant je ressentais ma verticalité au centre de l’œuvre de Weiner - un statement en anglais et sa traduction française peints sur le muret qui entourait cette grande terrasse, cette grande plateforme déployée en plan horizontal. Là, j'ai ressenti fortement l'impermanence du corps, cela m'a saisie et fait penser au sens d'une œuvre d'art. Comment le corps participe-t’il à porter, à apprécier une œuvre d'art ? C'est cette semaine-là qu'est donc venu le projet d'inviter des artistes à proposer des projets pour des tatouages.

Ça a été initié d'une manière très très simple. C'est à dire que l'on a contacté une trentaine d'artistes. Je ne me rappelle plus qui était le noyau dur mais chacun était invité aussi à inviter d'autres gens. La mayonnaise a pris assez vite et ça s'est répandu comme une trainée de poudre aux États-Unis, un peu sur un mode de mail-art comme il n'y avait pas du tout d'argent et peu de moyens. Assez vite on a commencé à recevoir par la poste des enveloppes avec des projets de tatouages, des courriers et tout un tas de commentaires de gens qui trouvaient ce projet d’exposition enthousiasmant. On a reçu des courriers de gens qui étaient déjà très très connus comme John Baldessari, Vito Acconci, Richard Prince, et deux beaux nouveaux projets de Laurence Weiner. Et beaucoup de gens totalement inconnus à l'époque mais qui le sont devenu par la suite. Et beaucoup de gens qui ont disparu, soit en termes de notoriété, soit qui ont disparu corps et bien, qui sont morts, dont un certain nombre décédé des suites du sida.
Finalement ce projet a touché un sujet très poignant et important à l'époque, et surtout aux États-Unis, qui était justement cette impermanence du corps et cette épidémie avec tout ce que socialement elle comportait comme interrogations et choses horribles de ségrégation, de mise à l’écart de personnes séropositives et de négation du problème. À l'époque, début 90', on ne savait pas encore trop exactement ce qu'était ce virus. Il avait été identifié depuis une demi décennie au moins déjà mais c'était encore un sujet sur lequel il y avait beaucoup de rumeurs. J'avais perdu une amie à Strasbourg vers 1983, et je me souviens des gens qui se sont écartés de moi car je la visitais à l'hôpital, des gens qui craignaient d'être contaminés.

Nous avons amassé comme ça les choses au fur et à mesure et on s'est rendu compte de l'importance du sujet qui dépassait de loin ce dont on avait eu l'intuition. 
À ce moment j'ai élaboré un espèce de questionnaire, une « fiche œuvre » qui tentait d'expliciter « qu'est-ce qu'était que l'on recevait ? ».  Est-ce que le dessin était l'œuvre ou était-ce le tatouage réalisé, ou bien les deux ? Est-ce que, comme cela traversait une galerie commerciale, cela pouvait se vendre, avoir un prix ? Au sein du marché de l'art de l'époque, qui n'était pas aussi développé qu'aujourd'hui, loin de la déferlante réificatrice des 20 dernières années, cela croisait déjà des questions d’objectification justement et de marchandisation des corps. Je ne parle pas de prostitution en disant cela mais je parle de corps qui deviennent supports publicitaires, qui portent des marques sociétales. Le corps de l'être humain comme un produit échangeable dans une grande structure capitaliste libérale qui est en train de se globaliser même si à l’époque on employait encore peu le terme.

Ce questionnaire essayait, sans influence et sans orientation curatoriale, de poser des questions simples pour voir ce qu'il s'en dégagerait. Ce matériel n'a pas beaucoup été exploité, c'est devenu une archive, même s’il était déjà à disposition pendant les expositions. 

On a fait ce projet avec un ami proche qu'il est indispensable de mentionner et à qui j’ai souhaité dédier cette page. Il s'appelait Gilles Dusein et dirigeait la galerie Urbi et Orbi à Paris. Je parle au passé car il est mort du sida entre-temps. C'est une des premières personnes à qui j'ai parlé de ce projet, au bord d'une piscine à l'hôtel La Pérouse à Nice, où il résidait souvent. Ça l’a enthousiasmé et il a tout de suite voulu se faire tatouer des œuvres. Avant même que la première exposition ne soit présentée au public, il s'était déjà fait tatouer une œuvre de Philippe Perrin, une arme, un Beretta noir sur la poitrine, avec la signature de Perrin à l'époque « Star Killer ».Ensuite Gilles a également acquis et réalisé un autre projet de Laurence Wiener qui disait « A Malin, Malin & ½ » sur son biceps.

Je pense à un autre des projets de tatouage de Weiner qui était formidable. C'est un armband, un tatouage qui entoure le biceps, un cercle, qui dit, avec le design typographique et le choix de couleur simple de Wiener, « As long as it lasts » (« Aussi longtemps que cela dure »). Cela pointe avec force que le corps qui porte cette œuvre est un support bien plus éphémère qu'une toile ou n'importe quel support contemporain et cela rejoint peut-être des formes de la performance où finalement un moment x qui est le moment live de l'œuvre laissera la place ensuite simplement à une documentation de cette œuvre. 

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