Littéralement et dans tous les sens

Avec: Christelle Jornod, Elisa Larvego, Samuel Lecocq, Florent Meng, Mélanie Veuillet

Une proposition de Bruno Serralongue

Pour Littéralement et dans tous les sens, Bruno Serralongue, photographe et professeur à la HEAD-Genève depuis 2004, réunit cinq artistes et anciens étudiants de la HEADGenève, ayant choisi la photographie comme principale forme d’expression : Christelle Jornod, Elisa Larvego, Samuel Lecocq, Florent Meng et Mélanie Veuillet.

Ces jeunes artistes expérimentent de nouvelles possibilités du documentaire en photographie. Si l’expérience du territoire est ce qui les réunit la restitution qu’ils en font oscille entre l’affirmation claire d’un propos et une dilution poétique du sens.

Cette exposition a été présentée au Centre de la Photographie de Genève du 16 décembre 2017 au 11 février 2018 et a bénéficié du soutien de la Haute Ecole D’Art et de Design - Genève.

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L’exposition Littéralement et dans tous les sens rassemble cinq artistes photographes ayant étudié, à un moment ou à un autre de leur parcours scolaire, à la Haute École d’Art et de Design — Genève dans l’option Information/fiction dans laquelle j’enseigne depuis sa création en 2011. Loin d’être rétrospective et sans chercher à montrer la diversité et la richesse qui par ailleurs caractérise la pratique de la photographie au sein de la HEAD, l’exposition, qui n’est pas non plus thématique, est volontairement subjective. Présentée une première fois au Centre de la Photographie de Genève à l’invitation de son directeur Joerg Bader, elle me permet de continuer par d’autres moyens et en tenant un autre rôle à affirmer une position sur la photographie. L’exposition Littéralement et dans tous les sens n’est cependant pas un manifeste. A bien y regarder seul le titre peut être lu comme un manifeste. Il est extrait d’une lettre d’Arthur Rimbaud à sa mère et il me semble adéquat de l’utiliser pour une exposition de photographies.

D’être trop littérale, c’est bien ce que l’on a souvent reproché à la photographie. Encore maintenant la méfiance envers ce médium perdure même si elle ne se pose plus dans les mêmes termes qu’au 19ème siècle où il lui était reproché de ne pas savoir choisir quel élément faire ressortir dans une composition mais au contraire, de tout décrire littéralement, sans hiérarchie, avec la même netteté. Pour cette raison, elle ne pourra jamais rivaliser avec la peinture (sous-entendu, elle ne sera jamais une image artistique). Beaucoup de photographes ont littéralement démontré que la photographie n’est pas une peinture, dans tous les sens possibles. Et cette démonstration les a poussés à définir ce qu’est la photographie (parfois pour la repousser loin de l’art). Par exemple, en 1981, dans le texte du catalogue qui accompagnait l’exposition Ils se disent peintres, ils se disent photographes, Michel Nuridsany citait une phrase de Christian Boltanski prononcée au cours d’un débat en lien avec l’exposition : « La photographie c’est le photo journalisme, le reste c’est de la peinture ». Ou bien encore, plus récemment en 2006, Jeff Wall reconnaissait qu’il avait mené un combat contre une certaine idée de la photographie, celle dite de reportage, mais qu’il avait perdu, que la photographie c’est le reportage, et qu’il s’était « senti plutôt heureux d’avoir perdu ». Nul doute que ces deux artistes pointaient à leur manière la même chose à savoir que « l’image photographique résultant d’une procédure d’enregistrement, n’est pas essentiellement, un produit de l’imagination ». C’est vrai. L’une des opérations les plus importantes de la photographie n’est certainement pas l’imagination mais la sélection. Elle intervient à toutes les étapes de la fabrication de l’image photographique. Elle commence dès le choix du sujet, du terrain, sur lequel le ou la photographe entend s’immerger et continue au moment de la prise de vue puis se prolonge après à toutes les étapes de la post-production.

Tout projet photographique commence par une décision qui met en route (dans tous les sens possibles). Le mot terrain résonne en effet de manière forte avec l’enjeu du déplacement. Tout le monde le sait : pour photographier il faut se déplacer. On pourrait se demander vers où. La destination est certainement importante mais à condition de ne pas en faire le seul critère d’appréciation de l’œuvre. Je crois qu’aucun des cinq artistes photographes présents dans l’exposition n’est intéressé principalement par transmettre une trace du réel des Alpes, du Mexique, du camp de réfugiés de Calais. Bien sûr, en choisissant d’aller sur place, leurs photographies enregistrent des données spécifiques aux lieux. Mais au-delà des particularités, toutes et tous sont dans une quête de saisir le temps présent, l’actualité, et se faisant ils désignent aussi la direction d’un avenir, pas forcément très gai pour notre monde occidental : l’incarcération est le modèle dominant de notre mode de vie et cela va durer, semblent-ils nous dire.

Mélanie Veuillet dans sa série Disobedient Objets a photographié, dans l’enceinte même de prisons suisses, des objets fabriqués illégalement par des détenus ; des objets de confort, de défense, d’attaque, d’évasion. C’est bien du premier, et seul, centre de déradicalisation ouvert sur le territoire français, que Samuel Lecocq a tenté de rendre compte ; encore l’enfermement donc, pour remettre dans le droit chemin. Mais quel est-il et où est-il ce droit chemin ? Passe-t-il par le désert ? Faut-il le traverser au péril de sa vie pour rejoindre l’abondance du premier monde comme le suggère la série de Florent Meng réalisée à la frontière entre le Mexique et les États-Unis au niveau de la ville de Sasabe ? Faut-il s’échouer dans un camp de fortune sur les côtes françaisesfaisant face à l’Angleterre ? Faut-il se heurter aux parois des montagnes et les gravir au péril de sa vie ?

Les études qu’ils ont suivies les ont rendus conscients que le terrain est saturé d’images médiatiques et que c’est à travers elles que le monde se lit et se comprend. Mais plus important encore, ils ont appris à combattre ces représentations par un travail minutieux sur la forme. C’est pour cette raison que toutes ces photographies, et vidéo, ont en commun d’être apaisées. C’est depuis une barque flottant tranquillement sur la Loire par un bel après-midi ensoleillé qu’une voix féminine nous parle du centre de déradicalisation dans la vidéo Fragility and Obsolescence de Samuel Lecocq. Quand des personnes sont photographiées, elles sont au repos posant en toute confiance. En choisissant de faire poser dans la série Chemin des Dunes des bénévoles avec des réfugiés, Elisa Larvego déjoue volontairement les (nos ?) aspirations policières à reconnaître et à classer. Les photographies horizontales du désert de l’Arizona de Florent Meng ou bien verticales des Alpes de Christelle Jornod sont d’une beauté saisissante. Leurs compositions claires et limpides renforcent l’impression de barrières infranchissables.

On voit le monde à travers une forme. Cette réflexion m’a fait penser à la fiction telle que Philippe Dubois la conçoit dans un texte sur la photographie contemporaine. Pour lui, la fiction est la meilleure façon d’appréhender théoriquement le statut de l’image photographique contemporaine. La photographie ne serait plus la trace de « quelque chose “qui a été (là) “ dans un monde réel, mais quelque chose “qui est (ici)” devant nous, quelque chose qu’on peut accepter (ou refuser), non pas comme trace de quelque chose qui a été mais pour ce qu’il est, ou plus exactement pour ce qu’il montre qu’il est : un “monde possible”, ni plus ni moins, qui existe parallèlement au “monde actuel” ». Effectivement, il s’agit de ne pas laisser la représentation du monde actuel à ceux qui s’appuient sur le « ça a été » mais d’élargir dans tous les sens possibles l’horizon des regards et des pensées sur ce que l’on appelle le monde. C’est ce que font ces cinq artistes photographes.

Bruno Serralongue

(1) Jean-François Chevrier, Documents de culture, documents d’expérience, Communications. Des faits et des gestes, n°79, Paris, Seuil, 2006, p. 63. C’est du même n° de Communications que les citations de Jeff Wall sont extraites, p. 187. (2) Au moment de la rédaction de ce texte, je lisais l’ouvrage de la philosophe Christiane Vollaire, Pour une philosophie de terrain. S’inspirant de la pensée de philosophes ayant déserté la tour d’ivoire de la philosophie pour la sociologie et l’engagement sur le terrain (Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Simone Weil), elle livre une brillante et sensible analyse sur les motivations de ce passage, de ce transfert, de cette descente vers le terrain qu’elle-même a effectuée. Mon insistance sur le terrain doit beaucoup à son texte. (3) Philippe Dubois, De l’image-trace à l’image-fiction. Le mouvement des théories de la photographie de 1980 à nos jours, Etudes Photographiques, n°34, 2016, p.60.


UK

with Christine Jornod, Elisa Larvego, Samuel Lecocq, Florent Meng, Mélanie Veuillet

curated by Bruno Serralongue

For Littéralement et dans tous les sens, Bruno Serralongue, photographer and professor at the Geneva University of Art and Design (HEAD) from 2004, brought together five artists and former students from the school, who use photography as their principal form of expression: Christelle Jornod, Élisa Larvego, Samuel Lecocq, Florent Meng and Mélanie Veuillet.

These young artists are trying out new possibilities in documentary photography. While their shared concern is a experience of territory, their recreation of it fluctuates between clear assertion of an idea and a poetic dilution of meaning.

This exhibition was presented at CPG (Centre de la photographie Genève) from December 16, 2017 to February 11, 2018. The Exhibition is supported by the Geneva University of Art and Design (HEAD).

☞ Press release

The exhibition Littéralement et dans tous les sens brings together five artist-photographers who studied at some point in their career at the Geneva University of Art and Design (HEAD) where I teach Information/fiction since its creation in 2011. Far from being a retrospective and without attempting to show the diversity and wealth that characterizes the practice of photography at the school, the exhibition, which does not have a specific theme, is intentionally subjective. First shown at Centre de la Photographie Genève by Joerg Bader, it enables me to experiment and by holding another role, allows me to express a certain stance with regard to photography. However, the exhibition Littéralement et dans tous les sens is not a manifesto, although perhaps the title can be read as one. It is an excerpt from a letter by Arthur Rimbaud to his mother and to me, it seemed appropriate for a photography exhibition.

Photography has often been criticized for being too literal. Even today, a certain element of mistrust prevails with regard to the medium, even if it is no longer viewed in the same terms as it was in the 19th century, when it was criticized not for its inability to choose one element to focus on in a composition, but for describing everything literally, without hierarchy, and with the same precision. For this reason, it could never compete with painting (in other words, a photograph would never be an artistic image). Lots of photographers have literally proved that photography is not painting, in every sense possible. And this demonstration pushed them to define what exactly photography was—sometimes even placing it outside art. For example, in 1981 in the text of the catalogue accompanying the exhibition Ils se disent peintres, ils se disent photographes, Michel Nuridsany quoted a statement made by Christian Boltanski during a discussion about the aforementioned exhibition: ‘Photography is photo journalism, the rest is painting’. As recently as 2006, Jeff Wall admitted that he himself had led a struggle against a certain idea of photography, that of reportage, but that he had lost, that photography is always reportage, and that he felt ‘rather happy to have lost’. Undoubtedly these two artists were referring, each in their own way, to the same thing: that ‘the photographic image that results from the process of recording, is not essentially, a product of the imagination’.

It’s true. One of photography’s most important operations is certainly not imagination but selection. This occurs at all stages in the production of a photographic image. It begins with the choice of subject, the terrain into which the photographer plans to delve, and continues right up to the moment of the shot and beyond, to all stages of post-production. Every photographic project begins with a decision. Interestingly, the word terrain resonates strongly with the notion of movement. As everyone knows: in order to take photographs, one needs to move. Raising the question as to where. The destination is certainly important but on the condition that this is not the sole criteria of the artwork. I think that none of the five photographers participating in this exhibition was especially interested in depicting the reality of the Alps, Mexico, or a refugee camp in Calais. Of course, by choosing to go to a certain place, their photographs are the record of the specific data of each place. But beyond these specifics, each and every one of these photographers is on a quest to capture the present time, the actuality, and in so doing, they designate the direction of a future, not always a cheerful one for that matter, particularly for the Western world, where incarceration appears as the dominant image of our way of life and it looks as though this is set to last, or so these photographs seem to tell us.

Mélanie Veuillet in her series Tools of Disobedience photographed objects illegally made by inmates inside Swiss prisons: objects used for comfort, defence, attack or escapism. Samuel Lecocq on the other hand, visits the first and only deradicalization centre in France, where he attempts to understand how enclosure is intended to put offenders back on the right track. But where exactly is this track and which one is the right one? Does it lead through the desert? Is it a path that puts people’s lives at risk as they attempt to migrate to the first world, attracted by its wealth and abundance? This is what Florent Meng seems to suggest in the series realized on the border between Mexico and the US, in the town of Sasabe. Or is it a path that leads to a makeshift camp on the French coast opposite England? Does one need to hurl oneself against the walls of mountains and climb them at the risk of losing one’s life?

Through their studies, each of these five photographers has learned that the terrain is saturated with media-friendly images and that it is through such images that we read and understand the world. But more important than this, they have learned to combat such representations through a meticulous work on form. It is for this reason that these photographs and video share a certain sense of peace. It is from a boat floating peacefully on the river Loire on a sunny afternoon that a woman’s voice tells us about the deradicalization centre in Samuel Lecocq’s video Fragility and Obsolescence. When people are photographed, they seem relaxed, confident. By choosing to have volunteers pose for photographs alongside refugees in the series Chemin des Dunes, Elisa Larvego voluntarily challenges (our?) police-like tendencies to identify and categorize. The horizontal shots of the Arizona desert by Florent Meng and vertical shots of the Alps by Christelle Jornod are strikingly beautiful. Their clear and limpid composition reinforce the impression of insurmountable barriers.

We see the world through form. This idea has allowed me to think about fiction in the way that Philippe Dubois imagines it in a text on contemporary photography. For him, fiction is the best way of theoretically apprehending the status of the contemporary photographic image. In this way, photography is no longer the trace of ‘something “that was there” in the real world but something “that is here” in front of us, something we can accept (or reject), not as a trace of something that once was, but for what it is, or more precisely for what it shows itself to be: a “possible world”, neither more nor less, but one which exists in parallel with the real or actual world’. (3). Here, it’s about not forgetting the representation of the actual world. Or rather, it’s about not leaving the representation of the actual world to those who rely on ‘it was’. It’s about opening up, in every sense of the word, the scope of perspectives and thinking about what constitutes the world. This is something done by all five of these artist-photographers.

Bruno Serralongue

(1) Jean-François Chevrier, ‘Documents de culture, documents d’expérience’ in Communications. Des faits et des gestes, no.79, Paris: Seuil, 2006, p. 63. The quotations by Jeff Wall are taken from the same issue of Communications, p. 187.
(2) At the time of writing this text, I was reading a book by the philosopher Christiane Vollaire: Pour une philosophie de terrain. Taking inspiration from certain philosophers who had abandoned the ivory tower of philosophy for sociology and a commitment to action on the ground (Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Simone Weil), she gives a brilliant and sensitive analysis on the motivations behind such a transition, of this descent towards the terrain, which she herself experienced. My insistence on the notion of ‘terrain’ owes much to her book. (3) Philippe Dubois, ‘De l’image-trace à l’image-fiction. Le mouvement des théories de la photographie de 1980 à nos jours’ in Etudes Photographiques, no. 34, 2016, p.60.

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