" Mon nom est Inez. "
de Stéphanie Cohen

Anne-Marie.
Maman me rince les cheveux au pétrole. Le pétrole est bon pour les meubles. J’épouse un garçon qui lui plaît. Son appartement est laid. Je divorce et travaille dans un théâtre. Un matin, ma voiture ne démarre pas. Un ami me dépanne. Je tourne sur le périphérique pour recharger la batterie. Au mois d’août, il fait chaud. Je passe trois fois devant la piscine des Lilas. Je fonds. Mon maillot est dans le coffre. Un chanteur d’opéra bronze sur l’herbe verte. C’est le coup de foudre. Je le cache chez moi. Ma mère passe à l’improviste.

Mathias.
Beau, quelqu’un en moi s’éveille. Son ricanement me parvient en flots continus, il est espiègle. Mâle, il ne redoute pas ma vérité. Son visage flotte comme un fœtus. Je suis dans mon lit. De mon ventre, vient son baiser sur ma bouche. Ma main enfouie sous la couverture se sent prise de chaleur. J’ai la force de m’allonger. Le désir me submerge. Il affirme n’être pas là. J’insiste. Il sourit. Je lui demande de se taire. Je goûte au bonheur. L’homme en moi aime que je sois de bonne humeur. Il baigne dans mon sang, le teint foncé.

Une inconnue.
Dans ma mémoire, Mickey côtoie d’autres stars emballées. Walt Disney fait la loi. Une échelle dans du bullpack barre l’accès à l’enfance. Une fille blonde, le visage noirci comme une image oubliée quand on est grand s’enferme dans un cadre. Des milliers de grains de caviar disséminés portent un numéro allant de 1 à 10070. Une autruche enfonce sa tête dans le sol. Quatre caisses 80 x 50 x 50 estampillées chacune d’un mot : "FOUR "KING" "FOR THE" "REPUBLIC" renferment un chapiteau corinthien, 1 théière, etc… "Jeff Koons", pense mon inconscient à la vue d’un aspirateur.

Delphine.
Mon amie n’est pas parfaitement elle-même. Rares sont les gens qui ont cette force. Dans la piscine d’un manoir, elle nage nue, le dos-crawlé. Le mouvement est régulier. Fine, comme un elfe, un de ses bras fuit dans l’eau provoquant l’autre qui fait un moulinet dans l’air, un coude légèrement plié et les doigts de la main gauche écartés en une grâce extrême… Ses battements sont fluides et ondulés. Belle encombrée, elle est comédienne mais se trompe de scène. Elle joue l’orpheline dans un loft à Ivry, déménage dans le XUIIIème pour plus de vérité. Elle se spécialise dans l’intérim, sa beauté en deuil dans la nuit.

Moi.
Naïve, j’ai les yeux noisette. Mon regard est normal mais il peut être méchant. Son centre est noir, rond d’où partent des irrigations marrons. Je sens des petites coups très atténués quand mes cils se posent. Leur touché est doux et ferme comme des ailes de papillon effleurant la peau. La forme de mes yeux est un peu en amande mais je ne les contrôle pas. Ils trahissent ma pensée. Je peux les ouvrir grands et mettre mon âme à nue. Je suis une enfant. Les femmes me donnent des leçons. Les hommes, des fessées.

Stéphanie.
Animale, ma chatte est dégradée dans les violets. Les couleurs vont de la grappe à la vinification. Le bord des lèvres est frelaté. La peau qui tombe comme morte, protège une cavité humide et claire. Là, une petite vulve s’ouvre sur un couloir menant à l’intérieur de mon corps. Une glotte se dresse à côté, ferme et légèrement arrondie en son sommet. On peut la balancer avec un doigt. Le mouvement est décroissant. Il y a différentes épaisseurs comme une pâte feuilletée. L’extérieur destiné à cuire, se burine au contact du temps, heurté à différentes chaleurs. L’intérieur reste tendre, léger, prêt à fondre…

Ma face cachée.
Dans une boite de Saint Germain, j’explore mon homosexualité. Des lesbiennes sont là l’air de ce qu’elles sont. Ca ne m’excite pas. Une idée de la fille désirable emprisonne mon système nerveux. Là, un dictateur en a possession. Ma volonté n’a pas de pouvoir. Mon cerveau infiltre une idée, devient obsession dont je dois me débarrasser. Parfois en restant coincée, elle se lit sur mon visage. Pour ne pas subir de regard indiscret, je me cache derrière ma chevelure.

Muriel.
Ma sœur n’est pas comme moi. Elle me ressemble, brune aux yeux bruns. Son cerveau est différent du mien. Je suis plus vive, plus cruelle. Ma sœur est foncièrement gentille, tendre, à vif. Elle n’a pas peur de partir seule en boite dans la nuit ou en voyage dans un pays inconnu. Moi si. Ma sœur est très pudique. Moi je demande "où sont les toilettes?". Ma sœur non. Elle ne pète jamais. Ma sœur aime me raconter des histoires d’horreur dans le noir pour me faire peur. Alors je ferme les yeux pour que ça passe.

L’idéal.
A cinq ans, je mettais un coussin sous ma robe. En cachette, j’allais prendre les fausses dents de ma sœur et je m’entraînais à parler. Parfois, j’utilisais un chewing-gum pour avoir un cheveu sur la langue. Je faisais semblant de ne pas entendre. Mais une fois dans la cabine noire et insonorisée d’un spécialiste, j’avais trop peur pour continuer à mentir. Un autre jour, un occuliste disait à ma mère: "votre fille ne voit pas bien mais je n’arrive pas à déterminer quelle maladie elle a…" Alors je me voyais en rêve. Blonde aux yeux bleus, portant une robe blanche, enceinte, je porterais des lunettes de vue.

Martin.
La mort ne m’a pas emportée. Je suis dépositaire d’une âme. En moi, vit une tendresse inconnue, un cœur bouleversant, une poésie touchante, une grâce innée, un sourire terrible. Martin a aimé mourir et j’ai aimé Martin. Chaque matin, la grâce de son âme me pénètre comme le regard d’un enfant. Chaque soir, il me caresse doucement pour m’endormir. Chaque jour, il est là, plane, me protège, si fier de m’aider à vivre de son étoile seul, loin, intouchable. Il me projette sa force avec tout l’appui de son oreiller, blanc, pur dans sa décomposition, les cheveux un peu longs, la bouche fine, les yeux vifs, sombre et libre.