20.02 - 02.04.2022
Vue de "SHOUT, SISTER, SHOUT !" Mégane Brauer solo show, La Rose, Marseille, 2021. © Jean-Christophe Lett. |
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TRAVAILLER À FAIRE VENIR SUR LES LÈVRES L’EAU DE CUISSON DES SPAGHETTIS
Il mordille, il tire, et il abandonne sa proie ; or, il ne s'agit pas du tout de mordiller pour lâcher ensuite... Il faut mordre et tenir bon.
Léon Trotsky, Lénine, 1924
Nous venons de raccrocher d’un Skype, j’ai oublié de demander à Mégane Brauer d’où lui venait ce titre, « Mordre et tenir », dont le troisième volet de la série se tiendra chez Air de Paris. Comme une troisième étape de cuisson des affects, du broyage des corps et des esprits à l’ère capitaliste, « dans la France du n’importe quoi » dit-elle. Trotsky, en exergue, ce n’est pas si mal pour commencer.
Dans la casserole de cette cuisson à froid il y a surtout de la littérature, elle me cite Mehdi Charef et Tassadit Imache. Mégane Brauer écrit également ses propres textes acérés, sans concessions, poétiques. Elle a préféré abandonner des études en anthropologie et en histoire, commencées à Lyon II, pour les Beaux-Arts de Besançon, réponse plus adaptée selon elle face à la puissance des déterminismes. Sa voix, si elle s’ancre définitivement dans le réel, est davantage du côté de la poésie.
Pour son diplôme aux Beaux-arts, Mégane Brauer achète 40 paquets de spaghettis, une fois diplômée « J’ai dû manger mon travail pour survivre » raconte-t-elle.
Le chapitre 1 de « Mordre et tenir », L’Affrontement, s’était donc tenu, en 2019, aux Beaux-Arts de Besançon. Il s’agissait d’une performance, réminiscence d’un épisode de la vie quotidienne de Mégane Brauer et de son meilleur ami, également étudiant à l’ISBA, Mathieu Henejaert. Un soir de grand froid, dans un appartement insalubre, plus rien à manger sauf un dernier paquet de spaghettis. Pour se divertir, une seule option, comme une mise en abîme, jouer à Qui veut gagner des millions sur une vieille PlayStation 1. Échec dans le réel autant que dans le game.
Étape 1 : Faire répandre une rumeur de combat lors d’un vernissage.
Étape 2 : Se mettre en tenue de combat s’échauffer.
Étape 3 : Entrer dans le lieu de monstration.
Étape 4 : Faire bouillir l’eau des pâtes.
Étape 5 : Faire un tournoi pour tenter de remporter le million.
Étape 6 Nous n’y parvenons pas, mais partageons notre dernier paquet de pâtes.
Étape 6bis : Les gens seront déçus qu’il n’y ait pas de combat.
Après Besançon, Mégane Brauer propose Phénotype, en 2021, chapitre 2 de « Mordre et Tenir ». Installation présentée dans le cadre de l’exposition personnelle et collective Shout, Sister, Shout!, à La Rose, espace d’art situé dans les quartiers Nord de Marseille, organisée par la curatrice Céline Kopp et l’artiste Wilfried Almendra. Avec des spaghettis pour personnage principal. Elle les a d’abord fait cuire puis leur a donné une forme organique, des méduses à paillettes, explique-t-elle, suspendues et éclairées par la lumière rose de lampes à floraison, imbibées d’huile essentielle de menthe à vertu anti vomitive. Elle ne peut plus supporter l’idée même d’avaler des spaghettis à l’eau et au sel. Une vision science-fictionnelle et poétique, douce et ironique à la fois, qui vient brouiller les signes observables en apparence des classes ouvrières dont elle est issue.
Pour ce troisième chapitre, elle compte nous noyer dans un trop-plein de sel et de gluten, l’annonce d’une apocalypse à venir puisque « si c’est trop réel tout le monde s’en fout ». Manière de « boucher les artères de l’exposition avec cette matrice nutritive, cet en-commun ».
Elle me signale ce passage en trois étapes de l’installation, partant de l’école, vers l’atelier pour finir à la galerie ; Besançon, Marseille et Paris. Mégane Brauer déploie avec une lucidité implacable le filet d’une « micro histoire » de la précarité, comme un élargissement du récit national à l’écriture duquel elle fait partie des tenu·e·s à l’écart.
J’emprunte pour finir ces mots à l’autrice Tassadit Imache dont elle a lu Fini d’écrire ! (2020) : « Il faut faire semblant d’abandonner veau, vache, cochon, couvée. Travailler à faire venir sur les lèvres la pellicule aigre restée à la surface du lait, sous les doigts le grain froid de la matière, rendre imprévisible la cassure du pot. »
Émilie Notéris
Mégane Brauer, Pour celleux, à celles et ceux qui n'oublient pas, 2021. © Marc Domage. Courtesy the artist and Air de Paris, Romainville. |
Mégane Brauer, Pour celleux, à celles et ceux à qui ont dit que c'est mieux que rien, 2021. © Marc Domage. Courtesy the artist and Air de Paris, Romainville. |
ENDEAVOUR TO BRING TO YOUR LIPS THE SPAGHETTI COOKING WATER
He shakes and shakes, and then lets go, and the task is not to just shake and let go…What is needed is the ‘deadly grip’.
Leon Trotsky, On Lenin: Notes towards a Biography, 1924
We have just finished a Skype call, during which I forgot to ask Mégane Brauer how she came up with the title Mordre et tenir (Deadly Grip), a series of works whose third instalment is to be on display at Air de Paris. A kind of third stage in the stewing of affect, in the crushing of body and spirit in the age of capitalism, ‘in the France of anything goes’, she says. Quoting Trotsky is not a bad way to start.
The pot in which this cold stew is cooking mostly contains literature – she quotes Mehdi Charef and Tassadit Imache to me. Brauer also writes her own poetic texts, which have an uncompromising bite. She chose to drop out of the anthropology and history degree she had embarked on at Lumière University Lyon 2 in favour of the Beaux-Arts in Besançon (ISBA), a solution that was more appropriate for her, she says, given the power of determinism. Her voice, while definitively rooted in reality, veers more towards poetry.
Brauer bought 40 packets of spaghetti for her fine arts diploma – she says that having graduated, ‘I had to eat my work in order to survive’.
L’Affrontement (Confrontation), the first instalment of Mordre et tenir, was staged in 2019 at the Beaux-Arts in Besançon. It involved a performance, evoking an episode from the daily life of Brauer and her best friend, another ISBA student, Mathieu Henejaert. One very cold evening, in an insalubrious flat, there is nothing to eat apart from one last packet of spaghetti. They have only one way to amuse themselves: to dive into a kind of mise en abyme and play Who Wants to Be a Millionaire on an old PlayStation 1. This falls flat both in the real world and in the game.
Step 1: Spread a rumour about a fight during an opening.
Step 2: Put on your combat gear and warm up.
Step 3: Enter the exhibition space.
Step 4: Put the pasta water on to boil.
Step 5: Organise a tournament to try to win the million.
Step 6: We don’t manage it but share our last packet of pasta.
Step 6a: People will be disappointed there wasn’t any fight.
In 2021 Brauer devised Phénotype (Phenotype), the second part of Mordre et Tenir as a follow-up to the Besançon show. The installation featured in the solo and group exhibition Shout, Sister, Shout! at La Rose, an art space located in North Marseille, organised by curator Céline Kopp and artist Wilfried Almendra – with spaghetti as the main character. She started out by boiling the strands of pasta and then shaping them into an organic form: glistening jellyfish, as she explains, suspended from fluorescent lamps – whose pink light illuminates them – and drenched in mint essential oil, which has anti-emetic properties. The very idea of having to eat spaghetti cooked in salty water is no longer tolerable to her. Her poetic, futuristic vision, at once understated and ironic, clouds the apparently evident signs of the working-class background from which she comes.
For this third instalment, she means to drown us in a deluge of salt and gluten, heralding an upcoming apocalypse – because ‘if it’s too real, no one gives a damn’. It’s a way of ‘clogging the exhibition’s arteries with this nutritive matrix, this communal experience’.
She draws my attention to the installation’s passage through three stages, proceeding from school to studio and ending in the gallery: from Besançon to Marseille and Paris. With unrelenting clarity, Brauer casts her net to capture a ‘micro history’ of precarity, a kind of broadening of the national narrative, which has been written with her and those like her kept very much in the background.
To finish, I will draw on the words of writer Tassadit Imache and her Fini d’écrire! (2020): ‘You must pretend to let go of calf, cow, pig and brood. Endeavour to bring to your lips the sour-tasting skin left on the surface of the milk, to get your fingers on the cold grain of the material, to make the breakage of the pot impossible to predict.’
Émilie Notéris
(Translated by Simon Cowper)